Cendrars et un morceau d’Italie

Un jour (au marché aux puces peut-être), je suis tombée sur une vieille édition de Bourlinguer de Blaise Cendrars. Une couverture rouge rigide, les pages qui sentent l’humidité et la poussière d’un grenier. Et la prose de Cendrars m’a happée. Difficile parfois avec lui de savoir s’il raconte un souvenir ou s’il invente parce que ça l’amuse. Gallimard a sorti dans sa collection La Pléiade les œuvres autobiographiques complètes de Cendrars. Mais il faut lire les notes qui accompagnent les textes pour bien comprendre que personne à part lui ne connaît toutes les nuances, toute la vérité de son parcours.

Il y a deux ans, j’ai eu le bonheur (j’avais écrit un billet là-dessus sur feu mon ancien blog) de voir Jean-Quentin Châtelain sur scène (au Théâtre Le Poche à Genève) interprétant des extraits de Bourlinguer (la partie intitulée Gênes) et j’ai été époustouflée de la façon qu’a eu ce comédien de rendre un de mes passages préférés de cet ouvrage, tenant essentiellement en une longue, longue phrase, ardue, compliquée, qui rend toute l’atmosphère d’un quartier. J’avais un peu redouté ce monologue, mais Châtelain est un extraordinaire comédien et il a donné une telle vie, une telle énergie à ce texte qu’au moment où il a attaqué ce passage (que j’ai reconnu aux premiers mots, comme on reconnaît l’intro d’une chanson), j’étais assise au bord de mon siège, suspendue à ses gestes et à sa voix. Peut-être le meilleur souvenir de théâtre de ma vie.

Voici donc ce passage, tirée de l’édition La Pléiade (Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques complètes, volume II, p. 75-76).

Depuis que mon père avait été exproprié, le lotissement du Voméro avait prospéré et les alentours de la solfatare s’étaient embourgeoisés. Des immeubles en terrasse étaient en construction et tout le terrain était divisé en petites propriétés soigneusement entretenues, plantées d’arbres fruitiers entre lesquels s’élançaient follement les pampres d’une branche à l’autre, et dans les massifs luisants des orangers et des citronniers ou suffocants des lauriers-roses on apercevait des habitations, genre petites villas de banlieue, simples, prétentieuses ou coquettes, la plupart avec des noms ridicules qui avaient remplacé sur ce versant les campagnes anonymes d’autrefois, avec leur mur en ruine, leur perron éclaté sous la poussée des figuiers, leur vieille sur le pas de sa porte surveillant la marmaille et ses poules, leur saint, leur sainte dans sa niche, leur âne pelé ou deux, trois chèvres au piquet et ce bon gros lardon qu’est le petit paysan napolitain, Pasqualé, Gennaro, Mario, Beppino, Gesù, faisant la sieste, vautré sur une brassée de cannes fraîches de maïs, la tagliora, la ceinture de flanelle défaite et souriant hirsute aux anges en attendant le retour de sa femme qui est allée en ville, pieds nus, ses paniers, ses vans en équilibre sur la tête, la balance romaine à fléau à la main et poussant son cri saisonnier de vendeuse de légumes, aubergines, fenouil, poivrons, tomates, choux verts, fèves, de marchande de fruits, amandes, raisins, figures, pêches, arbouses, grenades, oranges, mandarines, citrons, caroubes, et, au cœur de l’été, les belles pastèques dont l’âme descend le soir au Pausilippe une double cargaison dans son bât après avoir été attelé toute la matinée à la grande roue des norias, pastèques qui s’entassent en pyramides tout le long de route jusqu’au rond-point de la corniche où les voitures des bourgeois font demi-tour, melons d’eau que l’on fend, que l’on débite en tranches rouges dans lesquelles tous les lazzaroni qui lézardent au bord de la mer mordent à belles dents en faisant de l’œil aux femmes et aux filles grasses et rieuses, étalées sur les coussins des fiacres et des calèches dont la longue théorie qui défile au trot dans les deux sens est escortée d’une nuée de petits mendiants, garçons et filles – et les plus misérables vont tout nus mais habillés de croûtes et de scrofules ! -, qui font la roue dans la poussière, courent entre les pattes des chevaux, se maintiennent à hauteur des portières et chantent et supplient en faisant des grimaces essoufflées, une main sur le cœur et l’autre tendue:

Mu-o-ïo di fame, signor ! Date-mi un soldo, caro Signor ! …

Mu-o-ïo di fame, signor ! Date-mi un soldo, caro Signor ! …

Mu-o-ïo …

Sans répit. Jusqu’à ce que le soleil se couche et que la lune se lève, et que les guitares se taisent, et que les boutiquiers et bourgeois sortent enfin des restaurants du bord de l’eau, que les lampions s’éteignent, et que tout le monde rentre en ville, aille dormir, harcelé toute la nuit par les moustiques.